Robert McCann était l'un des membres de l'équipe qui
réalisa cette étude.
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“Notre objectif est double : démontrer que des
innovations en création de valeur peuvent intervenir dans divers domaines et
discuter de la capacité de transfert de certaines de ces innovations
vers d'autres industries. Dans ce cadre, nous examinerons trois innovations en
terme de création de valeur – l'une de produit (Benetton), une autre en terme
de service (Club Med) et la dernière dans le domaine de la distribution
(IKEA). Pour chacune de ces innovations
nous discuterons de l'application possible de ces innovations et de leur
potentiel de transfert vers d'autres secteurs. En somme, nous nous
intéresserons principalement non aux innovations elles-même mais surtout au
processus intellectuels et aux étapes logiques qui les sous-tendent.”
Si vous étiez Ingvar Kamprad en 1987 (date de l'entrée
d'IKEA sur le marché britannique), dirigeant d'une entreprise nationale
prospère vendant des biens à sa marque sur l'ensemble du territoire local (la
Suède), comment feriez-vous pour mettre en place un réseau de distribution vous
permettant de maximiser la valeur proposée aux clients tout en réduisant les
coûts pour pénétrer dans un nouveau marché ? La solution d'Ingvar Kamprad
créa un avantage substantiel par rapport aux normes traditionnelles en
Grande-Bretagne. Le produit n'était pas fondamentalement différent et le
système de gestion des ventes et des approvisionnements existait déjà chez le
concurrent MFI, cependant Kamprad enfreignît les règles traditionnelles du
secteur en cessant de considérer comme indispensable pour le distributeur de se
déplacer jusqu'au pas de porte de son client. Il considéra au contraire que, si
la valeur perçue était suffisante, le client se déplacerait lui-même jusque
chez le vendeur.
Nous démontrerons que la stratégie d'Ingvar Kamprad dans
le secteur de l'ameublement pourrait tout à fait être utilisée dans le secteur
automobile par un nouvel entrant, ce qui secouerait violemment le cours
tranquille de ce secteur.
En
Grande-Bretagne, en 1987, des vendeurs comme Habitat proposaient de
l'ameublement de qualité par l'intermédiaire d'un réseau important de magasins
de centre-ville dans les grandes villes.
La chaîne MFI, qui proposait des meubles bon marché, avait quant à elle
des magasins légèrement excentrés dans la plupart des villes et agglomérations
de tailles moyennes et grandes. MFI utilisait un système informatisé de gestion
des achats et des stocks sophistiqué, qui permettait aux clients de se promener
dans le magasin, de sélectionner les produits en relevant leur numéro de code
sur une liste de course et de soumettre cette liste à un vendeur qui les
saisissait via un ordinateur et imprimait la facture. Il ne leur restait plus
qu'à récupérer à la sortie les articles achetés, présentés dans des cartons
plats faciles à transporter en voiture (ce système est similaire à celui d'
IKEA).
Quoique MFI soit toujours bénéficiaire en
Grande-Bretagne, sa croissance et sa rentabilité sont loin derrière celles
d'IKEA. La différence principale réside dans la taille des magasins et leur
localisation. Les magasins IKEA sont énormes, des hangars de 20.000m2
situés en dehors de la ville, mais ils sont tous placés dans les régions les
plus densément peuplées du Royaume-Uni.
La limitation du nombre de magasins à 7 dans l'ensemble
du pays a permis à IKEA de simplifier radicalement sa logistique, la livraison
finale au client étant généralement assurée par le client lui-même.
“L'innovation en création de valeur est l'atteinte
simultanée d'une augmentation importante de la valeur perçue par le client et
d'une réduction de coûts pour l'entreprise." IKEA a atteint ce but grâce à
la rationalisation de son réseau de distribution, réduit à un minimum vital, ce
qui a permis à sa large gamme de produits de qualité d'atteindre une base de
clients aussi vaste que possible économiquement. Dans le même temps, les coûts
associés à la gestion dans les centre-villes (immobilier, ressources humaines,
fiscalité, contraintes logistiques, etc.) étaient drastiquement réduits.
Courbe
de valeur : comment IKEA devance MFI et Habitat en proposant qualité et
variété à moindre coût. |
Comme le montre la courbe de valeur, MFI avait modifié le
modèle traditionnel du magasin d'ameublement en proposant des meubles en
cartons plats. IKEA fit encore évoluer
ce profil en proposant une plus grande variété, une meilleure qualité et en
concentrant son offre sur un nombre très limité de magasins immenses. En
choisissant d'être placé à la périphérie des principaux centres urbains, IKEA
se donnait les moyens de maintenir des prix bas, attirant ainsi une clientèle
de masse et innovant vis-à-vis du dilemme "Porterien" traditionnel
entre coût et qualité (voir diagramme ci-contre).
La stratégie d'IKEA était pro-active. Il ne s'agissait
pas de battre la concurrence à son propre jeu mais plutôt d'attirer la plus
large base possible de clientèle en fournissant le service le plus complet
possible dans le secteur de l'ameublement et de la décoration.
En tant que nouvel entrant sur le marché britannique,
IKEA n'était pas limité par des actifs existants ou une réputation antérieure.
Nulles réorganisation, évolution stratégique ou modification d'image n'étaient
nécessaires. En outre, IKEA pouvait s'appuyer sur le succès considérable de son
concept global en tant que distributeur de meubles en Europe du Nord et
ailleurs, ce qui lui donnait une expérience formidable du marché de masse.
L'"expérience d'achat" IKEA ne se limite pas
aux meubles, mais elle englobe une large gamme d'éléments de décoration,
d'équipements de la maison, de jouets, d'articles de jardin, d'accessoires de
bricolage, etc. Le client peut ainsi satisfaire de multiples besoins dans un
endroit unique. Les magasins IKEA proposent un restaurant/cafétéria, des
services et équipements destinés aux enfants ; et un personnel nombreux est
disponible pour assister l'acheteur à tout moment. Cet ensemble a permis à IKEA
de créer une norme de service que l'on peut qualifier d'unique, largement
supérieure à celle offertes par ses concurrents.
Comment ce bond en terme de création de valeur réalisé
par IKEA pourrait-il s'appliquer à un autre secteur de biens durables tel que
l'automobile, actuellement limitée par une forte reconnaissance des marques,
des structures complexes, ainsi que des contraintes de service
après-vente. Quelle est la stratégie à adopter par un nouvel entrant
souhaitant se développer hors de son marché domestique et pénétrer le marché
britannique ou tout autre marché européen ? Cet exemple pourrait s'appliquer à
des sociétés comme Chrysler, Daewoo, Proton ou Hyundai, qui pourraient désirer
installer en Europe des infrastructures de production et de vente.
Les 17 marchés d'Europe regroupent 56.000 revendeurs
ainsi que 43.000 distributeurs secondaires proposant des voitures neuves, ce
qui représente environ 1,5 millions de personnes (source : KPMG). En Grande-Bretagne, on compte 6.200
revendeurs principaux et 1.100 vendeurs secondaires.
Alléger la structure de distribution permettrait des
gains extrêmement importants. Les autorités politiques travaillent actuellement
sur une remise en cause de la structure actuelle de vente via des franchisés et
il est probable que ceci ouvre de nouvelles opportunités pour de grands
distributeurs multi-marques trans-européens, se rapprochant ainsi du modèle
états-unien.
Les fabricants d'automobiles ont énormément réduit les
délais de livraison, qui peuvent être inférieur à 10 jours entre la prise de
commande et la livraison du véhicule :
Commande |
Planification |
Optimisation |
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du plan |
Ordonnance- |
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ment |
Entrée ligne |
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Assemblage |
Sortie ligne |
Réception |
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revendeur |
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¬ délai de livraison <10
jours entre commande et réception
® |
Cependant, les véhicules passent généralement 60 à 70
jours dans les espaces de présentation des revendeurs ou sur des parkings. Le
surstock de produits finis représente environ 15 Mds € en Europe. En outre,
selon le professeur Dan Jones (Cardiff Business School, président européen du
Programme International des Véhicules à Moteur) :
"le
revendeur n'est souvent que peu ou pas intéressé par ce que le client désire,
mais avant tout par la vente des véhicules qu'il a en stock. Pire encore : les
prévisions fondées sur ce que le client a été convaincu d'acheter – que bien
souvent il ne désirait pas – a conduit à des erreurs importantes de prévision
et donc à des rabais futurs."
Plutôt que de se comparer à la concurrence (ce qui
conduirait par exemple à des réactions telles qu'une réduction progressive des
stocks de 60 à 50 jours), un nouvel entrant pourrait adopter une démarche
pro-active, ne laissant pas d'autre alternative à ses concurrents qu'une
réaction a posteriori. L'objectif n'est
pas de battre la concurrence sur son propre terrain mais plutôt de restructurer
complètement la proposition de valeur en éliminant les éléments de coût
n'offrant que peu d'avantages au client et en améliorant le niveau minimum des
prestations.
Cette entreprise devrait s'attacher à satisfaire un
marché de masse en se focalisant sur les points communs à l'ensemble des
clients en terme de valeur, plutôt que de se plier à des exercices de
segmentation destinés à fidéliser l'ensemble des catégories de clients. Elle
pourrait donc décider de ne pas se préoccuper de certaines personnes situées
dans des endroits peu accessibles, afin de proposer ses services à 90% de la
population vivant en zone urbaine. Pour les clients demeurant dans ces zones de
chalandise, l'amélioration perçue en terme de valeur peut alors être assurée en
maintenant une très bonne qualité de produits et un choix important à prix bas.
Examiner ce marché du point de vue d'un nouvel entrant
permet de ne pas être limité par des structures pré existantes. Un cadre de la
division commerciale de Renault, à qui les idées de ce document avaient été
présentées, répondit en démontrant l'attachement de la société à sa structure
actuelle :
"étant donné qu'une voiture sur trois est une Renault, un garagiste
est assuré d'avoir un flux illimité de clients en après-vente s'il choisit de
porter les couleurs de Renault. Ses
clients hésitent à apporter leur voiture à un non franchisé, craignant que la
réparation soit moins professionnelle. L'omniprésence de ces revendeurs
constitue une motivation supplémentaire pour le client qui se demande où il va
faire entretenir et réparer sa voiture une fois qu'il l'aura achetée'.
C'est pour cette raison que notre stratégie actuelle repose sur le soutien
du petit revendeur."
L'attachement de Renault à son réseau de près de 7.000
agents et revendeurs en France s'appuie sur le préalable que les acheteurs de
voitures sont préoccupés par l'entretien et les réparations. Les Japonais n'avaient-ils pas réduit cette
dépendance en vendant des voitures qui étaient (ou semblaient) avant tout
fiables ?
Nous pensons que la proposition de valeur souhaitée par
le client est d'avoir une voiture fiable et de qualité à un prix bas, facile
à faire entretenir et à réparer.
Les tendances européennes indiquent que les clients évoluent et
reconnaissent qu'un service de qualité peut être réalisé à des tarifs
compétitifs dans l'un des nombreux réseaux franchisés tels que Speedy, Midas,
Halfords (GB) ou Carrefour (en France).
La plupart des constructeurs vendent désormais des voitures fiables et
de qualité, mais ceux qui resteront attachés à leur réseau dense de
commercialisation ne pourront atteindre l'objectif nécessaire de réduction des
coûts, ce qui les conduira à perdre des parts de marché.
Un nouvel entrant n'est pas restreint par des limites
traditionnelles. Il peut ainsi étendre sa réflexion à une offre globale au
client et dépasser le périmètre habituel du secteur. De la même manière qu'IKEA
a intégré le client dans sa chaîne de valeur et amélioré son offre avec un
catalogue de vente par correspondance et d'énormes entrepôts de vente "tout
est présenté – tout est en stock", nous présentons la proposition de
valeur suivante pour un nouvel entrant sur le marché automobile européen :
Le nouvel entrant pourrait mettre en place un réseau de
distribution inspiré du modèle IKEA, installant des grandes surfaces de vente
dans des zones fortement peuplées. Tous
les principaux modèles seraient présentés, tous seraient en stock. Les
modalités d'achat et les possibilités de financement devraient être aussi
simple que pour louer une voiture chez Hertz ou Avis. Des vendeurs et des écrans d'ordinateurs interactifs (qui
permettraient des achats via des cartes de crédit à la manière de ceux d'Accor)
seraient largement disponibles, permettant au client de choisir sa voiture et
de partir au volant de celle-ci en moins de 15 minutes.
L'absence d'infrastructures permettant de tester les
véhicules serait contre-balancée par la possibilité de retour avec
remboursement dans les deux semaines suivant l'achat, ce qu'offre déjà Rover en
Grande-Bretagne. Le prix des véhicules
d'occasion serait simplement fixé par un catalogue du type Argus, suivant le
type de voiture, son âge et son kilométrage.
Le prix d'échange serait initialement calculé à partir du prix
neuf. Des divertissements pour les
enfants, des vidéos de voiture, des tombolas (avec des prix tels qu'une voiture
ou un plein d'essence) et une cafétéria du style de celles d'IKEA pourrait
également être proposés. Pour les
clients ne désirant pas partir au volant de leur voiture nouvellement acquise,
un service de livraison à domicile serait proposé à un prix forfaitaire au
niveau national.
Deux moyens permettraient de servir les clients ne
pouvant se déplacer jusqu'à ces nouveaux magasins :
1.
Des équipes de vente itinérantes sillonneraient le pays,
installant des stands sur des parkings de centre commerciaux ou dans le cadre
d'événements sportifs (courses de voiture, salons automobiles). Les mêmes
systèmes de rachat de véhicule d'occasion, de financement simplifié et de
livraison à domicile serait proposé.
2.
Le constructeur nouvel entrant établirait un système de
vente par correspondance, permettant aux prospects de faire leur commande par
téléphone ou via Internet en s'appuyant sur des catalogues papier ou des sites
de présentation. Les voitures seraient livrées à domicile et les véhicules d'occasion
seraient échangés selon le même principe de "prix catalogue".
Les clients entrés en contact par téléphone, visites ou
achats seraient intégrés dans une base de données et recevraient des
informations chaque année sur les nouveaux modèles et les promotions.
Le service après-vente est essentiel dans le secteur
automobile. Notre nouvel entrant
devrait s'assurer d'être capable de proposer la meilleure offre après-vente
possible en fournissant les trois services suivants :
1.
Partenariat avec des réseaux d'assistance automobile
(comme Europ Assistance, AA, RAC, Green Flag...) afin d'assurer une prise en
charge rapide en cas de panne durant un déplacement.
2.
Licence à une ou plusieurs des chaînes de réparation
automobile (Midas, Halfords, Carrefour ...) afin d'assurer une garantie locale
et un service de réparations.
3.
Amélioration importante du service au consommateur grâce
à une garantie 3 ans (pour les problèmes mécaniques) ainsi que la mise à
disposition d'un véhicule de courtoisie dans le cas d'une avarie grave. Ceci
pourrait être organisé par l'intermédiaire d'un accord avec un loueur de
voitures ou par le prêt de véhicules.
Si le constructeur est à l'origine des problèmes mécaniques, un modèle
"remplacement par du neuf" pourrait être adopté, afin de fidéliser le
client et de donner un feed-back qualitatif au constructeur.
La stratégie présentée ci-dessus est résumée simplement
par une analyse de la courbe de valeur :
1.
Facteurs de création de valeur considérés comme
indispensables par le secteur mais de peu d'intérêt réel pour le client :
-
Halls d'exposition de centre-ville, avec des équipes et
des stocks ;
-
Garages de réparation et de révision mono-marques.
2.
Facteurs de création de valeur dont les normes pourraient
être réduites en dessous des pratiques actuelles :
-
Infrastructures de test ;
-
Evaluations de véhicules d'occasion ;
-
Promotions et possibilité de négociations.
3. Facteurs
de création de valeur qui devraient être élevés au-dessus des normes actuelles
du secteur :
-
Sélection de véhicules disponibles sur place ;
-
Equipements (restaurant, prise en charge des enfants) ;
-
Période de garantie ;
-
Politique d'échange et de prêt de véhicule.
4. Facteurs
de création de valeur jamais offerts dans ce secteur à proposer désormais :
-
Au moins 20% d'économies pour des produits de qualité
équivalente voire supérieure grâce à des frais réduits de distribution et à la
réduction des marges des concessionnaires (3 000 € par voiture) ;
-
Achat à domicile par téléphone ou Internet, avec
possibilité de livraison ;
-
Achat en 15 minutes sans contraintes, incluant l'achat
par carte de crédit, l'immatriculation du véhicule et son assurance.
Courbe de valeur |
La description précédente peut être représentée de
manière graphique dans le schéma d'innovation de valeur ci-dessous :
Pour des raisons structurelles, notamment le capital humain
et financier considérable représenté par les réseaux de vente et de
distribution existants, la stratégie proposée est intéressante pour des
nouveaux entrants potentiels mais paraît difficile à mettre en œuvre pour des
acteurs déjà en place.
Ceux-ci doivent trouver les moyens de réduire la
dépendance des réseaux vis à vis des constructeurs, afin de rapprocher le prix
d'achat d'un véhicule de son coût de fabrication. Ceci conduirait les
revendeurs à suivre les tendances suivantes :
1. Consolidation
parmi les distributeurs (la France commençant à suivre le modèle britannique)
2. Nouvelles
sources de revenus, comme par exemple :
-
Transformation de centre d'exposition de centre-ville en
parkings (ex. : Renault Marseille) ;
-
Achat de franchise de location de voiture et proposition
de tests aux clients, plutôt que d'exposer uniquement les voitures.
3. L'évolution
de la législation européenne conduit certains vendeurs à proposer des véhicules
et des services sous plusieurs marques, conduisant à une concurrence plus forte
dans les activités d'après-vente par une amélioration des délais et une
réduction des coûts (ex. : 'Renault
Minute').
Inévitablement – et ironiquement – l'automobile, raison
même de l'existence des revendeurs, par la mobilité qu'elle permet sera
l'arme qui conduira à l'élimination de ces distributeurs puisque les clients ne
seront plus condamnés à acheter au magasin le plus proche.
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